Samedi 13 et dimanche
14 août 2016
Aujourd’hui, accompagnés d’Elena,
nous nous dirigeons vers Taroussa, petite ville située à environ 200km au sud
de Moscou et logée le long d’un coude de la rivière Oka. C’est un lieu de
pèlerinage pour Macha qui s’y est déjà rendue de nombreuses fois : la
ville est entre autres connue pour avoir été le lieu d’habitation de la
poétesse Marina Tsvetaeva, ainsi que d’autres écrivains.
Les déplacements sont une expédition en Russie : les distances semblent étirées,
disproportionnées, et on doit composer avec différents moyens de transport ;
pour nous rendre à Taroussa, nous nous préparons à combiner train, métro, et
bus. Pour ne pas consacrer une partie trop importante de la journée au voyage,
nous nous levons aux alentours de 5h30 et embarquons bientôt dans l’elektrichka
maintenant devenue familière, direction Moscou. Le métro nous emmène alors,
quasiment en bout de ligne, à l’une des gares routières moscovites en banlieue
de la capitale.
Commence alors une attente
interminable dans le but d’obtenir nos tickets. Entre les bâtiments blancs et
bleus de la gare s’est formée une longue file de voyageurs, piétinant sous
l’œil de militaires censés montrer qu’on ne rigole pas avec la sécurité. D’ailleurs,
ici, les passeports sont systématiquement vérifiés avant toute montée dans les
bus, même sur une distance relativement courte. C’est une contrôleuse d’un
autre temps qui, liasse de papier en main, pointe les voyageurs se présentant
devant elle. Tous ces efforts pour donner une apparence de sécurité et de
contrôle paraissent alors ridicules, quand Macha m’explique que, comme partout
ailleurs, il suffit de mettre le bon billet dans la bonne main pour obtenir ce
que l’on veut.
La manière de procéder pour
obtenir des tickets est très floue : nous remarquons des automates
délaissés car d’une lenteur extrême, et tout le monde préfère patienter devant
les guichets. L’ambiance est conviviale, les gens viennent volontiers se parler
(je vis ainsi quelques moments angoissants ou on me pose une question sans aucun
mot connu), ou demander des informations quant à la manière d’obtenir des
tickets : personne n’a l’air de vraiment savoir comment ça se passe, mais
ça à l’air de se passer quand même. Il vaut mieux ne pas donner l’impression de
tenter de doubler quelqu’un dans la file : les places sont sacrées, et
toute personne tentant d’en gagner quelques-unes se fait sèchement réprimander.
Nous finissons par monter à bord
de notre bus, et entamons bientôt notre trajet, qui doit durer 2h30. La fatigue
se fait sentir et nous tentons de rattraper quelques heures de sommeil. Nous
dépassons les dernières banlieues de Moscou et ses ultimes immeubles
d’habitation occupés en majorité par des travailleurs venus de province. Les
paysages urbains laissent bientôt place à la campagne : nous circulons au
milieu d’étendues immenses de plaine et de forêt vierges de toute trace humaine,
vision assez inhabituelle. Quelques villages viennent rompre la monotonie de
paysages peu changeants, la nature libre et sauvage contrastant avec la droiture
de vestiges soviétiques : ici un tank de l’Armée Rouge, là un monument
surmonté d’un avion étoilé. Nous dépassons des zones clôturées où des
maisons sont mises à la vente et ainsi protégées de toute intrusion. A
l’approche de Taroussa, de grandes demeures aux jardins de tailles
correspondantes laissent place à de nombreuses dachas. Celles-ci symbolisent
par leur présence l’émergence d’une classe moyenne jusqu’à récemment quasi
absente de la société russe.
Passablement fatigués, nous
atteignons la minuscule gare routière de Taroussa. Nous allons rapidement
enregistrer l’arrivée d’Elena à son hôtel (différent du nôtre, qui affichait
complet après réservation), puis nous partons nous promener à travers la ville.
Sur la place principale, peu peuplée, se dresse l’une des deux églises
orthodoxes de la ville, à l’allure si exotique pour mon regard de français. La
place possède sa statue de Lénine, tenant sa veste d’une main comme à son
habitude, ainsi qu’un monument commémorant la Grande Guerre Patriotique (1941-1945).
Nos pas nous mènent un peu plus
loin, sur un square proche de l’église, récemment aménagé, du haut duquel nous
apprécions la splendide vue sur la rivière Oka, qui forme une large courbe au
bas de la pente. Macha m’explique que la promenade pavée sur laquelle nous
avançons est toute neuve, et a remplacé l’ancien sentier où se postaient de
nombreux peintres, malheureusement absents. Cette partie du centre-ville a été
réaménagée, probablement pour faire face à l’afflux de visiteurs plus nombreux
qu’auparavant, apparemment au détriment de ce qui faisait son charme. La statue
de Tsvetaeva, qui domine le paysage sauvage, est à présent entourée de bancs très
fréquentés.
Nous quittons la ville et continuons
notre promenade sur un sentier de terre longeant la colline, avant de trouver
un endroit pour pique-niquer à la russe : pas de sandwiches mais des
légumes que l’on sale à volonté, ainsi qu’un peu de
kolbasa. En contrebas, on aperçoit de temps à autres un
bateau sillonner la rivière. Plus loin, après la pierre-mémorial à Tsvetaeva,
nous croisons un arbre à souhaits, dont les branches sont chargées de rubans et
fils noués comme autant de vœux de visiteurs.
En début d’après-midi, nous
allons enregistrer notre arrivée au deuxième hôtel, où nous sommes accueillis
par une dame d’un calme à toute épreuve et d’une lenteur fascinante, dotée
d’une choucroute soviétique absolument réjouissante et d’une paire de lunettes
assortie. Elle nous remet la clé de notre chambre, laquelle arbore comme
porte-clés un poisson en bois démesuré au point qu’il pourrait se faire passer
pour un dessous-de-plat.
Nous installons rapidement nos
affaires dans notre suite royale chambre avant de partir à la découverte de la
ville. Celle-ci possède tout comme Moscou un nombre impressionnant de
pharmacies au kilomètre carré. Nous repérons une épicerie où, après avoir ouvert
de grands yeux devant le choix de poissons, nous achetons des glaces : les
made in Russia sont très bonnes, mais apparemment pleines de choses pas très
recommandables pour la santé. Nous allons ensuite dans un petit magasin pour
acheter de quoi grignoter le lendemain, sur notre trajet vers Kitèje. Comme je
l’ai découvert à midi, les sandwiches ne font pas vraiment partie de la culture
russe : en guise de pain, nous achetons du lavash (sorte de pain plat et
sec, en version arménienne) et je découvre navré le rayon du petit chimiste viandes, où tout à l’air plus ou moins bourré de choses pas très recommandables
pour la santé. Nous choisissons la mort dans l’âme ce qui semble être une sorte
de jambon d’ « aggloméré de viande reconstituée aux arômes artificiels
et colorant en robe de chambre de gelée graisseuse pas très recommandable pour
la santé™ », qui s’avère après ouverture (et rinçage) être étonnamment mangeable,
mais qui nous tordra les boyaux pendant quelques heures (voilà qui explique
peut-être la profusion de pharmacies).
Un achat compulsif de
kvas plus
tard, nous partons en exploration du côté des dachas : la plupart de ces
maisons arborent toujours des décorations traditionnelles colorées, et de fort
jolis ornements en bois sculpté. Ce qui est frappant est la place laissée aux
plantes, buissons et herbes qui poussent le long des routes et envahissent un
peu tout sans que personne ne décide de tondre ou de couper quoi que ce soit,
ce qui donne aux rues un air de semi-abandon des plus romantiques. Nous sommes
témoins de contrastes assez stupéfiants en découvrant, face à face dans une même
rue, deux maisons dont les propriétaires n’ont vraisemblablement pas les mêmes
moyens.
Plus loin, devant nous, un homme avance
visiblement ivre, titube et continue à quatre pattes ; Macha m’apprend un
nouveau mot : « zapoï », ce qui désigne trois jours passés à
boire, ou par extension l’état d’une personne passant trois jours à boire. Elena
rétorque que ce n’est pas un zapoï mais juste un homme qui rentre chez soi, un
samedi soir.
Nous arrivons à la sortie du
village, et décidons d’aller visiter le cimetière orthodoxe, qui est à en
croire Macha différent de ceux qu’on peut connaître en France. Celui-ci s’étend
à perte de vue dans la forêt, ce qui me rappelle un peu celui d’Highgate, à
Londres. Les sépultures sont en majorité entourées de clôtures en métal, et la
plupart affichent des photos ou des gravures représentant les portraits des
personnes décédées. Le plus étonnant est la présence de tables et de bancs
à-côté des tombes : la tradition veut que les proches du défunt prennent
un moment pour s’asseoir et boire un verre de vodka en sa mémoire. Certains
laissent même des gâteaux ou friandises sur les lieux, en partage, qui sont
habituellement récupérés par les SDF locaux. Pas de raison de s’en offusquer,
après tout c’est une occasion pour eux de penser au défunt et de lui faire
honneur.
Nous choisissons un petit restaurant,
seul endroit possible pour dîner qui ne soit pas occupé par les festivités de
mariages. Curieusement, le quart des plats annoncés sur la carte n’est
finalement pas disponible. La journée s’achève autour d’un bœuf strogonoff des
plus délicieux.
* * *
Le lendemain, nous nous levons
dès 6h00 pour avoir une chance d’admirer la rivière Oka, qui se couvre de brume
au petit matin, mais nous arrivons un peu tard. Après un petit déjeuner rapide
à l’hôtel, nous nous dirigeons vers l’église qui se trouve un peu excentrée sur
une colline. C’est dimanche, et Macha veut me montrer à quoi ressemble une
liturgie orthodoxe et particulièrement ses chants, qui paraît-il sont très
beaux.
Macha et Elena se couvrent la
tête de foulards puis nous pénétrons dans l’église qui est déjà peuplée, entre
autres, d’un certain nombre de babouchki et de diedouchki, qui seront finalement
rejoints par des familles entières. L’intérieur offre bien le faste visuel
caractéristique de l’orthodoxie, avec un florilège de dorures et des murs couverts
de magnifiques fresques ; le prêtre arbore de son côté un splendide
costume. Je remarque que le lieu ne possède que peu de bancs, les fidèles
passant l’heure et demie de liturgie debout, face au « Grand Portail »,
porte qui dissimule un certain temps le prêtre et les diacres aux yeux de l’assemblée.
Nous nous trouvons dans une petite église d’une non moins petite ville, et
pourtant les chants sont magnifiques, l’interprétation est parfaite malgré la
complexité des pièces aux nombreuses voix qui s’entrecroisent, ce qui ne manque
pas de surprendre en comparaison à ce que l’on peut trouver dans les petites paroisses françaises.
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Nous nous éclipsons au bout d’une
quarantaine de minutes et nous dépêchons d’aller rendre les clés de notre hôtel
à Mme Choucroute, qui - à notre grande déception – s’est faite remplacer par
Mme Pince-sans-rire.
Macha et moi disons au revoir à
Elena avant de grimper dans le taxi qui doit nous amener à la ville de Kalouga
à environ trois quarts d’heure de route plus au sud, à partir de laquelle nous
devons nous rapprocher en bus de notre destination : le village de Kitèje.
Je m’installe sur la banquette arrière tout en essayant de ne pas trop regarder
la longue fissure courant le long du pare-brise, laissant la seule ceinture disponible
à Macha, qui me met à l’aise en m’indiquant que les accidents de la route sont
un réel problème en Russie. Je (re)découvre avec terreur la conduite « à
la russe », notre taxi fonçant à pleine vitesse sur des routes défoncées
et doublant des véhicules pied au plancher. Me voyant à point pour un AVC un
peu crispé, Macha tente de me détendre en m’apprenant un nouveau dicton russe :
« Quel Russe n’aime pas la vitesse ? ». Effectivement.
Nous atteignons plus vite que
prévu la ville de Kalouga, agglomération conséquente puisqu’elle dépasse le
million d’habitants. Les 160 kilomètres nous séparant de Moscou commencent à se
faire sentir : l’organisation de la vie quotidienne est moins huilée, la
signalisation plus floue, les salaires plus bas, et les endroits deviennent rapidement
inaccessibles à quiconque ne parle ni ne lit le russe, à moins d’être
accompagné par un guide : les touristes sont rares. Déposés devant la
gare, nous passons la porte dans le but d’aller nous renseigner sur les horaires
de bus ainsi que de réserver nos places.
La porte principale étant
maintenue ouverte grâce à un ingénieux moyen artisanal, je m’empresse de la
prendre en photo, comme je fais habituellement avec les détails amusants que
nous pouvons croiser. Cela n’échappe pas à un agent chargé de la sécurité qui,
me prenant pour un Russe, me fixe d’un regard glacial et me demande sèchement :
« Y a quoi d’intéressant là-bas ? ». Je lance un regard paniqué
à Macha qui se charge de le rassurer sur le fait que je ne comprends pas grand-chose
au russe. Nous croiserons le même agent un peu plus tard, et il nous demandera
du ton poli réservé aux étrangers si notre voyage se passe bien.
Pour patienter en attendant notre
bus, nous longeons la rue de la gare à la recherche d’une pharmacie, qui
restera introuvable. Nous dépassons quelques bâtiments staliniens dans un état
de décrépitude avancée et je me rends soudainement compte de la chance que j’ai
de pouvoir découvrir « l’envers du décor », et la réalité de la vie
russe loin de toute vitrine de métropole. Nous nous demandons alors si l’Etat
russe se rend compte de l’attrait touristique que peut avoir le patrimoine
soviétique pour des étrangers. Au prix de quelques restaurations et entretiens
pour les valoriser, les vestiges du communisme pourraient sûrement attirer de
nombreux visiteurs et développer le tourisme dans différentes agglomérations,
comme cela existe dans d’autres pays de l’ex-bloc soviétique ?
Nous retournons bientôt à l’intérieur
de la gare, et au son d’une télé diffusant l’épreuve de natation des Jeux
Olympiques, passons commande de quelques crêpes au miel et au tvorog, sorte de
fromage frais russe pour lequel j’ai développé une addiction sans bornes.
Nous sommes servis par une vendeuse
pittoresque qui se voit immédiatement surnommée « Chto Vam ». « Chto
Vam ?! » (littéralement : « Vous faut quoi, à vous ?! »),
c’est la question que celle-ci pose à toutes les personnes qui se présentent
devant elle, avec l’air de quelqu’un qui vient d’apprendre que le Diet Maroz (l’équivalent
russe du Père Noël) n’existe pas. Elle prend les commandes et assure le service
avec tellement de hargne que nous suspectons une histoire en cuisine, d’où elle
ressort pourtant avec un quasi sourire qui disparaît sur-le-champ lorsqu’elle
croise le regard d’un client. Soudain, sous mes yeux émerveillés devant tant de
brutalité gratuite, elle aboie un « Bortsch ! » impérieux et abat un
bol de soupe sur le comptoir, que vient récupérer rapidement la personne l’ayant
commandé.
De retour dehors, nous embarquons
bientôt dans le bus qui doit nous amener à Bariatino, sous le regard attentif
des dizaines de pigeons caractéristiques des gares et arrêts de bus russes.
Notre véhicule a été construit en France, à en croire les indications affichées
au-dessus de la guirlande d’icônes suspendue au pare-brise, censée être aussi
efficace qu’une bonne ceinture de sécurité. Le trajet est long, et le
haut-parleur situé au-dessus de nos têtes rend impossible de fermer l’œil.
Nous évitons de justesse de
manquer notre arrêt, qui n’est indiqué d’aucune façon, et attendons devant l’arrêt
de bus désert la voiture qui doit nous mener à Kitèje, à une dizaine minutes d’ici.
Un combi délicieusement rétro, rappelant les ambulances d’un âge révolu, s’arrête
bientôt devant nous : un homme jeune en descend et s’adresse à nous d’un
ton amical, assez inouï jusqu’ici de la part d’un inconnu. Il nous dit s’appeler
Sergueï et nous invite à monter dans son véhicule pour nous emmener jusqu’à
notre destination, où il travaille. Une fois installés à bord, nous faisons un
détour pour récupérer un certain Sacha, avant d’aller emprunter des routes
rafistolées faisant trembler l’engin de toutes parts, et ce à toute allure.
Rien d’étonnant, après tout :
quel Russe n’aime pas la vitesse ?